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Sur les traces de l'équipe d'intendance

Travailleuses et travailleurs de l’ombre, les collaborateurs du service de maison sont l’un des rouages essentiels au bon fonctionnement de nos hôpitaux. Nous avons passé quelques heures à leurs côtés.

Sur la petite table, une statuette de Bouddha, une boule à neige – de celles-ci que l’on trouve par milliers dans les échoppes de souvenirs de la capitale française – et quelques plantes vertes. Au sol, un lourd tapis de laine bariolé. Quelques tableaux et photographies accrochés contre les murs saumonés. Un grand bureau; ses pieds sculptés au sommet desquels trône un plateau de marbre. Dans l’air, cette odeur propre aux établissements médico-sociaux; étrange mariage entre le désinfectant et le temps qui passe. Nous sommes dans l’une des chambres du Pavillon Germond, à Saint-Loup. Armée d’une éponge, recroquevillée sous l’imposant lit motorisé, la collaboratrice du service de maison s’applique à en nettoyer l’armature. Comme elle vient de le faire pour les meubles, les portes et les sols de cette chambre qui semble tout droit sortie d’un roman de Balzac. Comme elle le fait chaque semaine, six jours sur sept. La poussière sur la commode suivra.

Une tasse de thé

Un peu plus loin, au bout de ce long couloir au plafond déraisonnablement haut perché, un fringant octogénaire, sans doute tiré de son sommeil par les allées et venues devant la porte qu’il avait, la veille, pris grand soin de laisser entrouverte, se risque à un furtif coup d’oeil: «Ah! C’est toi, Maria!», lance-t-il, la voix alors semble-t-il un peu plus grave que le matin précédent. Suffisamment du moins pour que Maria, à qui, depuis l’aube, il incombe, avec ses deux collègues d’étage, de nettoyer l’ensemble des espaces communs, sanitaires et chambres du lieu, décide de prendre sur son temps plus que compté, afin de lui faire une tasse de thé. «Parce que le jour venu, j’aimerais, moi aussi, que l’on prenne un peu de temps pour moi…»

Le jour venu, j’aimerais, moi aussi, que l’on prenne un peu de temps pour moi…

Sur la commode, le dernier coup de chiffon vient d’être passé. Jusqu’ici occupée à faire sa toilette, la résidente de la chambre située à l’autre bout de l’étage a regagné son antre. Elles sentent le propre. Contre le mur, en face de la couche, la page du calendrier aux larges chiffres rouges arbore désormais la bonne date. Un détail. Une bagatelle, certes, mais qui a pourtant le talent de résumer, à elle seule, la rigueur des collaborateurs de ce service bien particulier dans le monde hospitalier. Et c’est peu dire qu’il en faut lorsque, chaque matin, des kilomètres de couloirs, d’escaliers, des milliers de mètres carrés de chambres – tant de résidents que de patients – de bureaux, de cabinets de consultations, de réfectoires ou de blocs opératoires attendent d’être nettoyés. Qu’autant de lieux, du service des urgences à la morgue, en passant par les locaux administratifs et les soins intensifs, nécessitent d’être ripolinés. Chacun ou presque avec sa procédure, sa manière de faire, ses contraintes. Tous avec cette particularité inhérente à l’architecture d’un siècle depuis longtemps passé: aussi volumineuse que tarabiscotée.

La Mercedes

Son chariot de nettoyage à portée de bras – outil de travail primordial à l’intérieur duquel chaque collaboratrice trouve la quasi-totalité du matériel nécessaire à l’accomplissement de sa tâche et que toutes, ici, chérissent comme d’autres leur Mercedes – l’employée que nous avons brièvement rejointe, après celles de l’hébergement, de la médecine et de la très sécurisée unité d’anorexie et boulimie, s’apprête à nous confier à un autre collègue. Juste le temps, pour nous, de découvrir que l’abnégation fait également partie de la panoplie des qualités requises dans le métier. Une vingtaine de mètres de corridor, sur le point de sécher, qu’il va falloir recommencer parce qu’une blouse blanche était pressée de rejoindre la machine à café. «Quand c’est une urgence, je comprends, mais là…», finira-t-elle par nous avouer, pas même blessée. «Ça, c’est plutôt quand on ne répond pas à mes bonjours», lâche-t-elle avant de recommencer à chanter.

Le pas dynamique, le rictus solidaire, Naser, l’un des rares hommes de l’équipe d’intendance de Saint-Loup, a observé la scène de loin. Lui n’a pas de chariot. Le bon sens – celui-là même dont a fait preuve l’intendante au moment de répartir les secteurs de travail entre ses collaborateurs, en fonction de leurs envies, de leurs sensibilités et selon le «type» de patients à côtoyer – a voulu que l’on confie les besognes plus physiques aux mâles de l’équipe. Un autre marathon commence. Le passage est exigu. Des centaines de mètres de souterrains qui permettent d’accéder, sans mettre le nez dehors, aux différents bâtiments qui constituent le site hospitalier. Devant le local de la blanchisserie, où la collaboratrice de notre chambre balzacienne est désormais occupée, avec une précision toute militaire, à ranger linge, duvets et autres oreillers dans les étagères de cette belle pièce voûtée, Naser démontre son habileté. Le transpalette qu’il conduit finit par passer. Malgré les craintes de son collègue venu, pour la énième fois de la journée, débarrasser ici la multitude de sacs récoltés un peu partout sur le site, selon un tournus aussi bien établi que répétitif. «Les sacs-poubelle vont à la benne. Le linge sale et les déchets spéciaux sont stockés, avant leur prise en charge par des entreprises partenaires. Ils ont tous une couleur différente», explique-t-il avant de partir pour une nouvelle tournée de récolte. Encore. Unique moyen de ne pas voir les déchets et autres vêtements sales s’entasser dans les couloirs de l’hôpital.

Le secret

Quant à Naser, il lui faudra encore une bonne heure afin de terminer de livrer la centaine de kilos de matériels aussi divers que du papier hygiénique, des essuie-mains, des gants en latex, des masques et autres toners d’imprimante déchargés d’un camion de livraison le matin même. Une petite distribution, parole d’expert.

Une mission au terme de laquelle, il troquera alors son transpalette contre une autre «Mercedes»: une voiturette de golf électrique. Histoire de poursuivre, après le bâtiment principal, l’acheminement du courrier aux collaborateurs, les résultats des diverses analyses aux médecins, et quelques vivres dans les différents lieux de résidence, notamment. Avant de rentrer. Avant d’enfin achever cette journée débutée à l’aube. Avant de, demain, recommencer cette corvée, sans le moindre doute aussi pénible que, hélas, bien souvent mal considérée. Pourquoi? C’est la question que l’on s’est posée, ce vendredi-là, sur le parking de cet hôpital, planté en pleine nature, à l’heure de prendre congé de Maria, Naser, Vera, Joséphine, Raquel, Ilber, Ana, Cristina et les autres. Et peut-être a-t-on fini par percer leur secret. Le souhait, en tous les cas, qu’il s’agisse de cette conscience commune que sans eux, sans leur travail, aucun autre ne pourrait se faire. Que le premier maillon d’une chaîne est celui qui permet aux suivants de s’enlacer. Un secret qu’il est désormais urgent de divulguer.

Texte : Raphaël Muriset
Photographies : Nadine Jacquet